INSA Lyon

04 oct
04/oct/2022

INSA Lyon

« Pour savoir ce que l’on ne sait pas, il faut déjà savoir ce que l’on sait »

La vérité scientifique ; quelle est-elle ? Comment est-elle conçue ? Comment est-elle mise à l’épreuve par une époque qui exhorte à la vitesse, à la synthèse et à la réduction ? Comment les métiers scientifiques et techniques doivent-elles s’y confronter ? 
Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences, partage son diagnostic sur « la Vérité » : une notion qui invite à un test d’intelligence collective « dont on ne sait pas s’il sera réussi, ou pas ». Entretien.

Comment définir la vérité scientifique ?
C’est une vérité qui comporte plusieurs seuils. Il y a d’abord des vérités scientifiques qui sont vraies pendant un temps, et qui peuvent devenir complètement fausses, comme certaines théories balayées par l’avènement de la relativité d’Einstein par exemple. Ensuite, il y a des vérités qui seraient difficilement contestables ou remaniables comme par exemple remettre en question l’existence de l’atome ou que la Terre est ronde plutôt que plate… Ce sont les théories « béton », quoi. Et puis il y a des vérités qui restent des vérités, mais qui réclameraient une reformulation pour tenir compte des nouveautés que l’on a apprise. Un exemple que j’aime citer, c’est une phrase qui est l’exemple typique de la vérité scientifique mal dite. « La Terre tourne autour du soleil » : si vous décrétez que ce n’est pas vrai, vous passez pour un antiscience radical. Or, cette formulation est fausse dans la mesure où, lorsque vous dites « la Terre tourne autour du soleil », vous sous-entendez que le soleil est un centre, plutôt qu’un référentiel particulier. Ici, ça n’est pas que la vérité est devenue fausse, c’est que la façon de la dire est devenue désuète. 

La vérité scientifique pourrait-elle être un « outil » pour faire une société meilleure ?
Il faudrait qu’elle soit d’abord comprise. J’ai été choqué de la façon dont on a malmené la science et la recherche durant la crise Covid. On avait là l’occasion, historique sans doute, de faire de la pédagogie scientifique. Je pensais que l’on allait pouvoir expliquer « ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas », mais les scientifiques ont très rapidement été abandonnés pour laisser place à des controverses prématurées, personnalisées et parfois factices avec des gens qui disaient « je pense que », avis dont nous n’avions absolument rien à faire. En Allemagne, Angela Merkel ne disait pas, « le professeur untel pense que… ». Elle disait, « les scientifiques disent que… ». On a complètement oublié la notion collective de la recherche et en France, contrairement à d’autres pays européens, la confiance en la science s’est effondrée pendant la crise.

Qu’est-ce qui fait que selon vous, nous n’avons pas été capables en France de se saisir de ce moment historique pour faire de la pédagogie sur la vérité scientifique ? 
Je n’ai pas vraiment d’explication ; je constate seulement que les chercheurs qui étaient impliqués au tout début de la crise dans les médias et qui s’étaient retrouvés à répondre « nous ne savons pas », n’ont plus jamais été invités par la suite. En France, on a l’idée qu’un savant doit pouvoir répondre à toutes les questions, donc la parole de ces gens a été rapidement délaissée pour des gens qui avaient réponse à tout, y compris aux questions dont personne ne connaissait la réponse. On a donné une prime à l’arrogance plutôt qu’à la compétence. À cela s’ajoutent aussi tous les biais cognitifs bien connus : en période de confusion, on accorde son crédit aux paroles qui nous rassurent. Plus encore, il y a eu une grande confusion entre la science et la recherche. La science est un corpus de connaissances qui est, par nature, incomplet. Ces connaissances sont des réponses à des questions bien posées ; réponses que l’on peut contester, mais avec des arguments scientifiques et non pas avec son ressenti. Par ailleurs, nous nous posons des questions dont nous savons que nous n’avons pas les réponses : c’est ce dont on doute. Et ce doute-là, c’est le moteur de la recherche. 

La question du « doute » est quelque chose qui est difficilement compris et accepté par la société civile, n’est-ce pas ? 
Le mot « doute » fait référence à l’ignorance, mais il ne s’agit pas ici de l’ignorance des ignares ; mais de l’ignorance des savants. Pour savoir ce que l’on ne sait pas, il faut déjà savoir ce que l’on sait ; ce qui n’est pas donné à tout le monde. Lorsque l’on confond la science et la recherche comme pendant la crise Covid, le doute propre à la recherche vient coloniser même l’idée même de science. Et puis, on finit par confondre la science et le doute. Pourquoi faudrait-il donc écouter les scientifiques, s’ils doutent ? Confondre la science et le doute discrédite forcément les scientifiques, sans qu’ils ne s’en rendent compte. Donc je pense que c’est impératif de faire la distinction entre la science et la recherche : il y a ce que l’on sait, et ce dont on doute. Ce sont deux choses qui sont liées mais qui sont très différentes. 

Vous parliez des biais cognitifs plus tôt. Est-il important de rappeler qu’entre vérités et croyances, notre société de la hâte, a gommé la frontière pourtant nécessaire entre les deux notions ?
Notre cerveau, par construction, n’aime pas être contredit. Avant qu’il y ait le numérique, les gens de gauche ne lisaient pas le Figaro, et les gens de droite ne lisaient pas Libération, parce qu’ils voulaient que le compte-rendu des actualités qui collent à leur façon de lire le monde. Sauf qu’avec le numérique, cette tendance s’est accentuée : il y a d’une part les algorithmes qui sont très prompts à détecter vos tropismes, vos croyances, vos habitudes et qui vont alimenter en biais de confirmation. D’autre part, dans les mêmes canaux qui ne sont pas hiérarchisés, circulent en même temps des connaissances, des croyances, des avis, des bobards ou des commentaires qui ont des statuts très différents. Seulement, par le fait même qu’ils circulent ensemble, ils se contaminent. Personne parmi nous n’a le temps de vérifier les sources ou de comparer les connaissances aux croyances. D’autant plus que les connaissances sont parfois considérées comme les croyances d’une communauté particulière ou à l’inverse, les croyances sont considérées comme des connaissances. 

Pourquoi les ingénieurs devraient-ils porter une attention particulière à la vérité ? 
Disons qu’ils ont un accès privilégié à la vérité scientifique. Du moins, la maîtrise de certaines compétences. La science produit des connaissances, mais ce que l’on a constaté, c’est que la science produit aussi de l’incertitude. C’est une incertitude d’un type très spécial. Par exemple, la biologie vous dit comment faire des OGM, mais elle ne vous dit pas si vous devez les faire. Autrefois, ces choix étaient indécis car la science servait l’idée de « progrès ». Aujourd’hui, ce type de questionnement soulève un choc de valeurs : alors on se bagarre, on discute, on n’est pas d’accord. À mon sens, les ingénieurs ont besoin de prendre la parole dans le débat public car une société moderne devrait pouvoir décider de façon démocratique le type de compagnonnage qu’elle souhaite effectuer avec les nouvelles technologies.

Qu’entendez-vous par « prendre la parole dans le débat public » ?
Je pense que la compétence, en général, met dans une position que l’on pourrait qualifier de modérée. Sauf que chez les ingénieurs, la modération dont il est question s’applique aussi à leur engagement : ils s’engagent, modérément. Il faut que les ingénieurs disent ce qu’ils savent et ce qu’ils font, mais aussi qu’ils disent ce qu’ils pensent de ce qu’ils savent et de ce qu’ils font. Cela ne suppose pas qu’ils décident, mais qu’ils s’expriment. Ce n’est pas une obligation, mais il faut que certains le fassent, sinon, on laisse le champ libre aux arrogants. Je vois aussi une forme de « honte prométhéenne » chez certains ingénieurs qui se sentent dépassés par la technique et qui ne s’estiment pas assez compétents pour prendre la parole. C’est quelque chose qui freine leur engagement dans la mesure où ils sont amenés dans beaucoup de situations à faire face à des questions qu’on leur pose et répondre « je ne sais pas ». Et ça il faut l’apprendre : ce n’est pas une honte à dire que l’on ne sait pas. À mon sens, c’est même une preuve de lucidité. 

Donner la parole aux ingénieurs serait donc une façon de remarier sainement la science, la technique et la société civile ?
Avant de réfléchir intellectuellement à la place de la science dans la société, je crois que la priorité numéro une serait de tenir compte des leçons de ce que la crise Covid a engendrées, puis ensuite de déterminer la façon de diffuser la culture scientifique. Il faut bien comprendre que la majorité du public n’a jamais été vraiment confronté à un raisonnement de type scientifique, donc implicitement, il donne crédit au bon sens et à une espèce de populisme scientifique. En France, le système éducatif s’est structuré à la Révolution. Si je caricature, on a décapité un roi, puis on a créé des Grandes Écoles, avec l’idée que l’on devait remplacer l’élite dont on avait zigouillé la tête, par une élite promue par l’intelligence et le mérite. Et c’est autour de ce projet qu’a été structurée l’éducation. Aujourd’hui, si un enfant de 10 ans sait qu’il n’est pas bon en maths, il va se créer une barrière mentale qui le coupera automatiquement du discours scientifique. Comme le dit Jean-Pierre Dupuy, la plus grande inégalité sociale, dont on ne parle jamais, c’est l’inégalité dans la connaissance scientifique. Avant de décider de ce que l’on fait de la science, il faut apporter une explication de ce qu’elle est. Avant de se demander ce que l’on veut faire de la science, on devrait d’abord la prendre au sérieux pour ce qu’elle nous apprend. Puis, c’est justement parce qu’il n’y a pas de doute sur la puissance qu’elle l’a, qu’il faudra s’interroger sur l’usage que l’on veut en faire. 

Étienne Klein était l’invité de la conférence inaugurale de l’amphithéâtre Jean Capelle, le 4 octobre dernier.