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Dans l’œil du microscopiste
Rendre visible l’invisible : voilà le quotidien de Matthieu Bugnet, chargé de recherche CNRS au laboratoire MATéiS1. Grâce à des outils de plus en plus élaborés, les microscopistes sont capables de mettre en lumière la matière à des échelles de plus en plus fines. Le graphène est le dernier matériau à être passé sur la platine de Matthieu : qualifié de « matériau miraculeux », le graphène possède des attributs si exceptionnels que ses potentialités sont immenses. Seulement, certaines propriétés intrinsèques de ce matériau relativement nouveau sont encore mal connues. Le chercheur de MATéiS s’est penché sur la question. Dans l’objectif de l’appareil à microscope, là où un œil peu aguerri ne verrait qu’un carré en noir et blanc aussi lisible que la matrice de points d’un QR code, il a démasqué la vie que mènent les atomes d’un matériau prometteur.
Lorsque Matthieu Bugnet tente d’expliquer son métier, il temporise. « Je suis microscopiste et l’un de mes rôles est de faire évoluer les méthodologies d’observation. C’est une façon de faire avancer la science en améliorant la technique et la compréhension des observations qui peuvent être réalisées », explique le chercheur. Car pour observer la matière, il ne suffit pas d’activer le ‘mode zoom’. « L’observation au microscope doit s’adapter au matériau d’intérêt, de par son orientation, son épaisseur, sa composition, sa structure, sa densité, etc. Les propriétés physiques et chimiques que l’on souhaite mesurer dans le microscope sont souvent à des échelles très petites, ici au dixième de milliardième de mètre et elles vont générer un signal extrêmement faible qui se retrouve noyé dans le bruit sur les images. Et c’est ici que j’interviens d’une certaine façon, pour isoler l’information importante. »
Parmi les matériaux plus légers découverts à ce jour, le graphène semble offrir des possibilités prometteuses : excellent conducteur électrique et de chaleur, extrêmement fin et plus résistant que l’acier… Bref, le nouveau matériau fait le buzz depuis le milieu des années 2000. « Le graphène s’apparente à une feuille d’atomes de carbone qui sont répartis de manière périodique pour former une structure hexagonale. Il reste cependant coûteux et relativement difficile à synthétiser de manière très propre. Il n’était d’ailleurs pas évident de trouver un échantillon de très bonne qualité lorsque nous avons voulu l’utiliser comme matériau modèle pour notre étude. »
Pour tenter de lire entre les atomes de graphène, Matthieu a d’abord recueilli l’image au microscope. « Il faut s’imaginer que la lecture se fait à partir d’un échantillon de quelques nanomètres carrés de matière et dans cette image, le signal est très faible ; il y a beaucoup de bruit, des artefacts liés à l’expérience qui nous empêchent de voir ce que nous cherchons », explique le microscopiste. « Je dois extraire le signal important en enlevant les artefacts qui interfèrent avec lui. L’appui de simulations qui ont été effectuées en collaboration avec des collègues à Vienne, en Autriche, est primordial pour atteindre cet objectif. » Ce travail d’orfèvre est rendu possible par les outils techniques, de plus en plus performants. Il a traversé la Manche pour trouver le matériel capable de lire les liaisons chimiques du graphène. « Nous avions besoin d’un microscope électronique en transmission aux performances ultimes et il n’y en a que quelques-uns en Europe. C’est un outil extrêmement stable et dont la résolution permet d’aller sonder la matière à des échelles très fines. Avec ses capteurs, on peut voir directement les atomes et la manière dont ils sont liés entre eux. »
Les atomes, ces briques élémentaires constitutives de la matière sont périodiquement ordonnés dans le graphène. Mais ça, les chercheurs le savaient déjà. Les connaissances scientifiques dans la littérature font état de liaisons chimiques bien connues entre les atomes de carbone, qui leur permettent d’être organisés de manière ordonnée, et confèrent au graphène ses propriétés remarquables. Ces liaisons chimiques, déduites par des moyens théoriques et expérimentaux, n’avaient pourtant jamais été imagées directement à des échelles aussi fines. Si l’évolution des techniques et des outils à disposition des chercheurs sont de plus en plus précis, Matthieu estime que l’expérience n’est faisable que depuis une dizaine d’années seulement.
Il a ainsi établi une cartographie des liaisons chimiques du graphène, la toute première. « Au-delà du développement méthodologique qui pourrait servir à d’autres études au microscope mais qui se trouve très en amont d’applications concrètes, ce travail ouvre des pistes d’exploration pour mieux comprendre et utiliser les propriétés physiques macroscopiques du graphène et aussi d’autres matériaux. Par exemple, imager la liaison chimique au niveau de défauts et d’interfaces permettrait de favoriser le développement de nouveaux matériaux aux propriétés innovantes. A terme, des domaines scientifiques aussi larges et variés que la microélectronique, la catalyse, ou le stockage de l’énergie pourraient en bénéficier. »
Matthieu Bugnet a présenté ses travaux à la communauté scientifique dans un article2 paru dans la revue Physical Review Letters. Cette étude est le fruit d’une collaboration entre des scientifiques du laboratoire MATéIS (CNRS/INSA Lyon/université Claude Bernard Lyon 1), de SuperSTEM (Autriche), des universités de Leeds et d’York (Autriche), de l’université de technologie de Vienne (Autriche) et de l’université de Virginie-Occidentale (États-Unis).
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[1] Matériaux : ingénierie et science (INSA Lyon / CNRS / Lyon 1)
[2] Imaging the spatial distribution of electronic states in graphene using electron energy-loss spectroscopy: prospect of orbital mapping.
M. Bugnet, M. Ederer, V. K. Lazarov, L. Li, Q. M. Ramasse, S. Löffler, and D. M. Kepaptsoglou.
Physical Review Letters, 128, 116401 (2022).

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Le verre qui voulait être malléable à température ambiante
Sous les mains gantées du souffleur de verre, le cristal amorphe se dirige vers la flamme. En fusion, le verre devient une masse visqueuse, pareil à du miel orangé. L’artisan, en dirigeant son souffle à travers une paille souple, façonne l’un des matériaux les plus intrigants de la physique des solides.
Composé de silice, le verre utilisé dans les usages domestiques courants ne se déforme plastiquement qu’à très haute température. Et si désormais, le verre pouvait être malléable à température ambiante ? Au sein du laboratoire Matériaux, Ingénierie et Science (MATEIS), une équipe de chercheurs a développé un verre capable d’être étiré et déformé à basse température, sans casser. De quoi donner lieu à une publication dans la prestigieuse revue scientifique « Science ». Explications de Lucile Joly-Pottuz, enseignante-chercheure au laboratoire MATEIS1 et au département Sciences et Génie des Matériaux de l’INSA Lyon.
La ductilité d’un matériau, c’est-à-dire sa capacité à être étiré sans se rompre, tient au déplacement des atomes qui le composent. Le verre de silice, le plus commun, est un solide fragile. Pour comprendre ces caractéristiques antinomiques, il faut se pencher sur la composition du verre à l’échelle atomique. Son organisation est en réalité semblable à celle d’un liquide : les atomes sont répartis sans réelle organisation. Et pourtant, il est un matériau solide. Contrairement au verre utilisé pour les usages courants, le verre caractérisé par Lucile Joly-Pottuz et ses collègues n’est pas composé de silice. « Notre verre est formé d’oxyde d’aluminium, aussi appelée alumine (Al2O3). Des chercheurs de l’Institut Italien de Technologie de Milan ont utilisé un système d’ablation laser pulsé pour déposer l’alumine en fine couche atomique, d’une épaisseur de 50 nanomètres. En plaçant le verre d’alumine dans l’un des microscopes électroniques à transmission du consortium Lyon Saint-Etienne de Microscopie (CLYM), nous avons pu soumettre notre nouveau matériau à des tests mécaniques à température ambiante et quantifier son évolution pendant la déformation. Nous avons pu constater qu’il pouvait subir une déformation viscoplastique sans casser », explique l’enseignante-chercheure.
Cette découverte a été initiée par Erkka Frankberg, doctorant finlandais en séjour à MATEIS à l’époque des travaux de recherche. Grâce à lui, des travaux de modélisation numérique ont été menés à l’Université de Tampere. Les chercheurs ont ainsi découvert les mécanismes atomiques responsables de cette ductilité. « Nous avons observé des modifications de liaison des atomes. Lorsque l’on soumet le matériau à une contrainte mécanique, les atomes absorbent l’énergie du mouvement et réarrangent leurs liaisons en entraînant une déformation. La densité et le fluage visqueux permettent la déformation plastique de notre verre d’alumine », poursuit Lucile Joly-Pottuz.
Le projet international, partagé principalement entre l’Italie, la Finlande et la France, pourrait permettre de concevoir un nouveau matériau, non plus fragile comme il l’est actuellement, mais résistant comme un métal capable de s’adapter aux potentielles contraintes physiques exercées. Terminés l’écran de smartphone brisé ou la vitre de parebrise fissurée par un petit gravier ? Pour l’équipe, il faudra être encore patient. « Notre verre est encore trop petit pour prétendre à des applications industrielles pour le moment. Les films testés font 2 mm sur 2 mm et la difficulté pour le fabriquer à plus grande échelle sera de fournir des films d’alumine sans aucun défaut susceptible de fragiliser le matériau. Un travail de théorisation et de compréhension des mécanismes microscopiques nous attend », conclut l’enseignante-chercheure.
« Science ».
Highly ductile amorphous oxide at room temperature and high strain rate, Erkka J. Frankberg, Janne Kalikka, Francisco García Ferré, Lucile Joly-Pottuz, Turkka Salminen, Jouko Hintikka, Mikko Hokka, Siddardha Koneti, Thierry Douillard, Bérangère Le Saint, Patrice Kreiml, Megan J. Cordill, Thierry Epicier, Douglas Stauffer, Matteo Vanazzi, Lucian Roiban, Jaakko Akola, Fabio Di Fonzo, Erkki Levänen, Karine Masenelli-Varlot.
1UMR 5510 (INSA Lyon/CNRS/Université Lyon1)