Education

16 Apr
16/Apr/2024

Education

« Face à la transition écologique, nos sensations et émotions sont utiles. Elles expriment nos aspirations profondes »

Chiffres vertigineux, données du GIEC et de l’IPBES inquiétants, et éco-anxiété : dans une ère où l'utilitarisme déconnecte l'Humain de son environnement et où la vision occidentale privilégie la rationalité au détriment de la sensibilité, émerge un nouveau paradigme. Et si nos sens permettaient de mieux « préserver » et donner envie de « prendre soin de » ? 

Dans le cadre de la conférence Archipel, Thomas Le Guennic, professeur agrégé de sciences économiques et sociales au Centre des Humanités de l’INSA Lyon et Magali Ollagnier-Beldame, chargée de recherche en sciences cognitives, laboratoire ICAR UMR CNRS 5191, proposeront un atelier d’initiation à l’écologie sensible ; un champ scientifique en émergence. Ils expliquent pourquoi il est intéressant de s’attarder sur l’équation suivante : homo sapiens = homo sensibilis


Pédagogie, recherche ou même politique publique, l’écologie sensible est une approche qui semble applicable à toute activité humaine. Comment la définiriez-vous ? 

TLG : Je dirais que c’est une approche qui permet de compléter toute connaissance théorique des relations entre les humains et les « autres qu’humains » vivant sur la Terre, à partir de la sensorialité et de la corporéité. Nous connaissons beaucoup de choses sur la nature grâce à la démarche scientifique, mais nous n’avons plus l’habitude, en tant que membres de sociétés occidentales, modernes et urbanisées, d’une approche sensible et émotionnelle de celle-ci. Par exemple, il y a plusieurs façons de percevoir un arbre : il peut représenter un organisme qui capte du Co2 ; il peut représenter un stock de planches ; ou il peut aussi être un être à part entière, qui a le droit de vivre pour lui-même. Il est très inhabituel pour nous, européens occidentaux, de ne pas considérer le vivant comme une ressource définie par son coefficient d’utilité plutôt que comme un être vivant égal à nous-même. Cette approche sensible de la nature est traditionnellement et magistralement portée par les arts, aujourd’hui encore au sein de nos sociétés. Ce qui prouve que nous n’avons pas totalement oublié et que la situation est plus riche et complexe. Ce dont nous avons certainement le plus besoin aujourd’hui est de mettre en relation ces perspectives. Par exemple que la contemplation esthétique de la nature puisse informer la connaissance scientifique, et inversement. Actuellement, de nombreux artistes trouvent ainsi une profonde inspiration dans les recherches en biologie. Elles sont pour eux un point de départ à une proposition artistique et à un regard très riche sur le vivant.

MOB : J’ajouterais que l’écologie sensible est un champ scientifique en émergence, une future interdiscipline peut-être ! Elle se place notamment à la croisée des sciences cognitives, des sciences humaines et sociales et des sciences du vivant. Plusieurs travaux1 en philosophie, géosciences, biologie, anthropologie et en éco-psychologie mettent en évidence notre perte de contact avec l’expérience de la nature et du vivant. Ce déficit présente des conséquences : en vivant dans un monde que nous percevons « désanimé », nous développons un peu de la nature, nous craignons l’altérité ou nous sommes même éco-anxieux ; autant de raisons que bon nombre d’entre nous expérimentent au quotidien et qui poussent à explorer le monde vivant à travers nos sens. 

Face aux conséquences du changement climatique, le « rapport au sensible » gagne timidement du terrain dans le débat public, interrogeant particulièrement nos représentations du « vivant ». Avez-vous des exemples de changements dans la perception de la relation entre l'homme et la nature ?

MOB : On peut aujourd’hui percevoir que ces représentations commencent à évoluer : la philosophie de l’environnement est une branche scientifique très dynamique ; ou encore dans le domaine du droit, certains juristes travaillent sérieusement à donner des droits aux fleuves, aux forêts ou aux océans. Il y a moins de deux ans, seuls quelques pays d’Amérique latine et d’Inde avaient reconnu une personnalité juridique à certains animaux. Depuis août 2023, c’est aussi le cas en France puisque les îles Loyauté, en Nouvelle-Calédonie, ont donné une personnalité juridique aux tortues et aux requins. Devenus sujets de droit, leurs intérêts pourront désormais être défendus au tribunal.

TLG : Il me semble que l’écologie sensible est une voix parmi d’autres. Beaucoup d’enseignants-chercheurs s’interrogent, à travers leurs activités, aux imbrications de celles-ci avec la société et l’environnement. En octobre dernier, l’INSA Lyon recevait une délégation du peuple Kogi, un peuple racine, qui tire notamment son savoir d’un sens de l’observation et d’une sensibilité exacerbée. Leurs autorités spirituelles – les mamas et les sagas, formés dès la naissance à connaître, ressentir et communiquer avec le vivant, peuvent aboutir à des connaissances qui correspondent à celles que les scientifiques ont obtenues avec la démarche scientifique. Seulement, pour les Kogis, il n’y a pas de différences entre eux et les autres éléments de la nature. Cela peut sembler étrange de prime abord, car nous avons été éduqués différemment à penser que les humains ne font pas partie de la nature et que cette dernière est « au-dehors ». Lors de leur venue, les Kogis ont offert au public de l’INSA2 de s’interroger sur notre façon de penser nos activités humaines, en imbrication avec la « mère Terre ». Bien sûr, cela a certainement résonné plus ou moins chez chacune et chacun. 

Vous animerez un atelier d’initiation à l’écologie sensible dans le cadre de la conférence Archipel. En quoi consistera-t-il ?

TLG et MOB : L’atelier propose aux personnes de rencontrer un être vivant, autre qu’humain. En se laissant guider par une trame progressive, il s’agira de porter l’attention, sans préjugés, d’expérimenter et cultiver une façon de se relier à la nature. Il me semble que faire cette expérience est à la portée de tout le monde, car nous l’avons déjà fait, notamment étant enfant. C’est juste que dans nos modes de vie très affairés, nous ne prenons plus le temps. Dans un monde urbain, la nature est souvent réduite à un décor dont nous serions le héros et nous prenons très peu de temps pour porter de la considération à un être de la nature, qu’il soit un oiseau, un insecte ou même le vent ou la pluie, à nous laisser toucher. La plupart du temps, nous intellectualisons, mais nous les ressentons peu, ce qui participe à la déconnexion de nos sociétés au vivant.

En tant qu’enseignants, de quelle manière utilisez-vous l’approche sensible dans vos cours ?  

TLG :  Il existe, dans la pédagogie de la transition, plusieurs approches qui s’intéressent à la manière d’enseigner les enjeux socio-écologiques, en particulier leur dimension systémique. C’est un champ de recherche très actif. Certaines s’attardent sur l’aspect « sensible », tant de l’apprenant que du formateur. Je pense notamment à l’approche « tête-corps-cœur » du Campus de la transition, qui vise à inclure dans la séance de cours, habituellement très « mentale », le vécu émotionnel, esthétique ou encore le passage à l’action. C’est une approche que je propose déjà à mes élèves, en convoquant leur ressenti et leur expérience, notamment dans des cours à la carte3. C’est une approche qui semble toucher ces élèves, notamment face au sentiment de solastalgie et d’éco-anxiété qui peuvent provoquer une sorte de paralysie d’action ou de l’abattement face à l’ampleur du problème. Il ne suffit pas de leur enseigner que la « maison brûle » : certaines émotions, même désagréables, comme la peur ou la colère, sont très utiles à comprendre. Elles nous renseignent sur nos valeurs et nos aspirations profondes. Il faut savoir les accueillir pour ensuite passer à l’action ; il ne faut pas oublier que l’être humain avance à partir de la joie !

MOB : La dimension sensible permet d’être davantage présent à soi, aux autres et au monde de manière plus large. Elle nécessite de ralentir dans un rythme souvent effréné, ce qui représente d’ailleurs une des difficultés pour sa mise en place. Enfin, elle suppose d’accepter de se laisser surprendre par le contact avec sa propre expérience, ce qui n’est pas toujours facile !

 

[1] Dont ceux de Abram, Albrecht, Pyle, Ingold, Fisher.
[2] Les représentants du peuple kogi seront présents à l’INSA Lyon le 31 mai.
[3] Le cours à la carte « Cosmos : connaissance de soi et relation au monde » est organisé sur des pratiques d’intelligence émotionnelle, de relation à l’autre et à la nature. Le cours à la carte « Yoga » explore davantage la connaissance de soi psycho-corporelle.