
Vie de campus
L'énigmatique cure-dent
Haut de quelques mètres, le monument monolithe de béton trône aux abords de l’avenue Albert Einstein. Élevé au début des années 1960, il marquait l’ancienne entrée principale du campus de l’INSA Lyon.
Aujourd’hui, les yeux se lèvent peu jusqu’à la jonction de ses trois faces grises. Peu de regards se posent également sur la plaque commémorative à son pied. De nos jours, le « cure-dent » semble ne récolter que quelques pas de côté voulant l’éviter tant il est posé là, en plein milieu du chemin. Pourtant, la pyramide allongée en béton armé a longtemps revêtu une symbolique pour les quelques quarante premières promotions d’élèves-ingénieurs. De ses trois faces, aucune n’a jamais vraiment délivrée d’explication sur la raison de son existence. En voici peut-être une.
Le bloc de béton mystérieux
Il existe peu de traces d’archives traitant de la pyramide insalienne. Elle apparaît sur les plans de l’architecte Jacques Perrin Fayolle pour la première fois en 1962, à l’occasion de la 6e tranche1 des travaux de l’école. Là où il est aisé de retrouver des archives administratives sur la construction des éléments du campus, la « flèche-signal » semble être sortie de terre presque miraculeusement. Quant à sa dénomination, elle est multiple. « Ah oui ! Vous voulez parler de l’obélisque ? », s’exclame Francis Maupas, lorsqu’on l’interroge sur le sujet. Personnel de l’INSA pendant plus de cinquante ans, il a connu les débuts de la pyramide allongée lorsqu’elle marquait l’entrée principale du campus, fermée par un portail à son époque. « Les étudiants appelaient ça le cure-dent. Je ne sais plus vraiment quel était le nom officiel tant ce pseudonyme a été repris. » À l’arrivée du tramway sur le campus, les barrières sont tombées, mais le monolithe est resté, reculé de quelques mètres pour laisser passer les rails. « Ça allait avec l’entrée, mais aujourd’hui, je trouve qu’il n’a plus trop de sens, c’est un peu dommage », ajoute Francis.
Plan d’architecte daté de 1962 (archives INSA Lyon)
Un emblème pour « les anciens »
Qu’on le nomme « cure-dent », « pyramide », « flèche-signal » ou même « le truc devant l’entrée », l’obélisque insalienne n’est pas totalement vide de sens pour une bonne partie des ingénieurs diplômés. « Je n’ai pas l’impression qu’on la considérait comme un emblème à mon époque, mais je me souviens que lorsque les étudiants se sont emparés du rhinocéros de la pelouse des Humanités pour représenter l’école, les premières promotions avaient réclamé le cure-dent ! », s’amuse Michel Magnin, diplômé de 1969. Unique, spéciale, bizarre… La flèche-signal avait-elle été imaginée pour être un emblème ? Quelle symbolique Jacques Perrin Fayolle avait-il souhaité porter à travers ce bloc de béton ?
L’intégration des arts
Parmi les quelques documents d’archives mentionnant l’obélisque, un carnet de Perrin Fayolle laisse sous-entendre la vocation artistique de l’édifice. Compilé en deux tomes intitulés « l’Intégration des Arts », le document de l’architecte présente différents projets à destination du campus de l’INSA Lyon. Une partie des travaux, inscrits dans la procédure de décoration des constructions publiques, communément appelée « 1 % artistique2 », a ainsi été soumise à une intégration d’œuvres artistiques. La volonté est ainsi résumée dans les carnets de l’architecte lyonnais : « l’idée directrice a été la recherche de la mise en contact permanent de l’étudiant avec l’émotion artistique en faisant participer intimement les différentes formes de l’art avec la vie pédagogique elle-même par leur localisation et le choix des sujets ». Parmi la longue liste de projets proposés pour répondre à cette ambition : la « flèche-signal ». Cependant, hormis une photo de l’entrée de l’école surplombée du cure-dent, aucune mention n’est faite sur l’intention et l’explication de l’œuvre.
Extrait du cahier « Intégration des arts » de l’agence de Jacques Perrin Fayolle (archives INSA Lyon)
Une base triangulaire équilatérale
Parmi les histoires recueillies à propos de la pyramide de béton, il y a celle du Pr. Jean Bacot. Diplômé de l’INSA en 1962, il s’est remémoré une rencontre faite au Cameroun. Un homme lui avait confié, à 5 000 kilomètres de Lyon, la symbolique cachée du « cure-dent ». « J’étais à Yaoundé dans le cadre d’une coopération civile à l’ENSP 3 et il y avait cet architecte, un certain Christophe dont j’ai oublié le nom qui travaillait pour ou avec l’agence de Perrin Fayolle. Il m’avait expliqué la genèse de cet emblème placé à l’entrée de l’institut dont il avait été chargé. Jacques Perrin Fayolle voulait qu’il reflète le principe de l’ingénieur humaniste selon Gaston Berger. Les trois faces du cure-dent pouvaient ainsi représenter la formation basée sur trois groupes de disciplines : les sciences de l’ingénieur, les sciences exactes et les Humanités », explique Jean Bacot. « Cela expliquerait la base triangulaire équilatérale. L’élévation verticale vers le ciel représenterait l’apprentissage jusqu’à la fusion en un point qui symboliserait l’intégration des trois groupes de disciplines et la fin des études d’ingénieur », ajoute l'ingénieur.
S’il fallait donc répondre au questionnement posé plus haut, cette explication – tout à fait plausible - l’affirme : le « cure-dent » avait certainement été imaginé à l’origine, comme un emblème.
Un cure-dent qui n’a pas dévoilé tous ses secrets
Qu’il reste un emblème pour celles et ceux qui ont connu le campus à huis clos ou qu’il ne représente qu’un bout de béton élevé de quelques mètres pour les plus jeunes, le « cure-dent » est une allégorie du temps qui passe : à chaque époque ses symboles. Il faudra cependant que les générations qui viennent lui portent une attention particulière en 2050 pour qu’il révèle l’un de ses derniers secrets : une attention reçue à l’occasion des 50 ans de l’école. Plantée à son pied4, une petite boîte remplie de lettres, d’objets et de mots d’insaliens, témoignages d’un temps destinés au futur.
La flèche-signal, ou cure-dent en 2020
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[1] La construction de l’INSA a été entreprise par tranche de travaux successives correspondant à des autorisations de programmes et de crédit annuels.
[2] Le « 1% artistique » est une procédure spécifique de commande d’œuvres à des artistes qui s'impose à l’État, à ses établissements publics et aux collectivités territoriales depuis 1951. Source : culture.gouv.fr
[3] École Nationale Supérieure Polytechnique de Yaoundé
[4] À l’occasion de l’année anniversaire de l’INSA Lyon en 2007, une capsule temporelle a été déposée au pied de l’obélisque.

Vie de campus
Chronique d’un emblème annoncé
16 ans. 16 ans qu’il trône en plein cœur du campus, sous le vent, face à la neige, écrasé par le soleil… Imperturbable.
16 ans de rendez-vous, d’histoires mouvementées, de sorties improvisées. De pactes nocturnes.
Porte-étendard, il a connu les grands comme les petits événements. Caméléon, il se présente avec divers atouts, changeant de robe au rythme du calendrier universitaire.
Jadis malmené, aujourd’hui objet de fierté, le rhino est devenu emblème. Et de manière toute naturelle.
C’est en 2003 que le rhino de l’INSA apparaît. Présenté par Jean-Marc Bonnard, plasticien, sculpteur et designer, au service culturel du Centre des Humanités, il séduit l’équipe qui en fait l’acquisition. Les 500 kg de fonte seront alors plantés à deux pas de l’entrée du bâtiment des Humanités, alors que Jean-Marc Bonnard, lui, intervient dans la section Arts-Plastiques-Études.
Une initiative qui s’inscrit dans le cadre du schéma directeur d’aménagement du campus de La Doua et de son intégration à la ville. En effet, l’INSA Lyon a décidé d'intégrer la valorisation artistique de site grâce à l’implantation d’œuvres d’art contemporain.
Après de longues heures de travail acharné, de créativité et d’habileté, un superbe pachyderme prendra corps du côté de la Fonderie Vincent, à Brignais, terrain de jeu de Jean-Marc Bonnard, qui n’en est pas à son premier coup d’essai.
Cela fait déjà plus de 10 ans que l’artiste s’intéresse à l’animal, avec d'abord la création d’un petit rhino en plomb pour le Festival de Jazz de Rive-de-Gier de 1992. En 2002, il en fabrique 20, en béton, pour la Biennale Internationale de Design de Saint-Etienne. Il est d’ailleurs scénographe et responsable de la logistique générale de cette Biennale, belle responsabilité pour celui qui, en tant que professeur, a développé un département Design de réputation internationale à l’école des Beaux-Arts de Saint-Etienne.
Depuis quelques années aussi, Jean-Marc intervient dans la section Arts-Plastiques de l’INSA Lyon. Il découvre le fonctionnement du campus, sa diversité et la richesse de ses publics, allant de l’élève-ingénieur à l’enseignant, en passant par le chercheur, le personnel administratif et le responsable de service culturel. De cette connaissance naîtra un projet : celui de fondre le moule d’un rhinocéros qui prendra toute sa place sur la coulée verte du campus.
La statue se fond très vite dans le paysage. Devenue familière, elle est même malmenée quelques années plus tard, en 2011, et perd sa corne. Difficile de ne pas faire le parallèle avec les congénères du rhino, bien vivants eux, régulièrement victimes des braconniers, surtout pour leur corne à laquelle sont prêtées de nombreuses vertus.
Parce qu’on compte cinq espèces de rhinocéros dans le monde, toutes menacées. Trois vivent en Asie, et deux en Afrique, enfin jusqu’à récemment. En effet, le 19 mars de cette année, c’est le dernier mâle de l’espèce des rhinocéros blancs du Nord qui disparaissait. Bien que protégés, ces mammifères disparaissent progressivement de la surface de la terre, si bien qu'au cours de ces 50 dernières années, leur nombre aurait diminué de 80%.
Alors restituer au rhino la corne qu’on lui a enlevé porte toute une symbolique. Ce sera fait durant l’année anniversaire de l’INSA, pour ses 60 ans. Le 22 septembre 2017, lors de la journée internationale des rhinocéros, Jean-Marc Bonnard interviendra de nouveau sur le campus de l’INSA, pour redonner à son rhino sa force perdue. Sagesse ancienne est sa devise, stabilité, solidité et protection émanent de son apparence, avec une énergie associée au soleil. De sérieux atouts pour devenir un emblème, aujourd’hui adopté par la communauté INSA, qui veille, jour après jour, à la sauvegarde de son rhino.
Et à sa longévité. En lui offrant, l’année dernière, un petit camarade de scène sur une autre pelouse chère au campus, celle qui borde le secteur des premières années. Là aussi, c’est toute une symbolique qui a permis à ce spécimen métallique de voir le jour, grâce une fois encore au travail de la section Arts-Plastiques Études, sous la houlette d’un nouvel intervenant, Jérôme Moreau, et l’œil bienveillant de Jean-Marc Bonnard. En mouvement, pas tout à fait remplie, la structure fait référence aux jeunes élèves-ingénieurs qui intègre l’INSA, école d’excellence qui feront d’eux des hommes, citoyens et responsables, ingénieurs acteurs du monde qui les entoure. « Il est important de faire confiance à sa sagesse intérieure et de rechercher la vérité ». Voilà un dicton associé à la symbolique du rhinocéros qui trouve son écho auprès des futurs ingénieurs. Et qui a certainement raisonné dans l’esprit de Jean-Marc Bonnard, qui depuis, s’en est allé.
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