Investigación

31 Mar
31/Mar/2021

Investigación

Fukushima : entre catastrophe historique et défis scientifiques

Une tragédie en 3 actes qui n’était malheureusement pas une fiction de théâtre : il y a dix ans, le Japon était frappé par une catastrophe naturelle et industrielle aux conséquences lourdes. Jean-Yves Cavaillé et ses collègues enseignants-chercheurs travaillaient à l’époque à entretenir les liens entre l’INSA Lyon et l’Université du Tohoku. Inquiets pour leurs collègues japonais, ils s’étaient rendus sur place quelques semaines après la catastrophe et avaient naturellement voulu prêter main forte, grâce à leurs expertises de recherche. Là où il semblait n’y avoir que des ruines, les chercheurs y ont vu autre chose. 

Mars 2021. La route nationale 6 qui relie Tokyo à Sendai laisse défiler les paysages sinistrés de la catastrophe vécue dix ans plus tôt. Le 11 mars 2011, en début d’après-midi, les tintements des carillons à vent avaient été recouverts par le grincement des structures métalliques des bâtiments résistant à la secousse. Les Japonais faisaient leurs courses, promenaient leurs enfants ou travaillaient, quand la terre s’est mise à trembler. « Ce jour-là, je me préparais pour venir à l’INSA, quand j’ai entendu au journal télévisé qu’un très gros tremblement de terre avait touché Sendai. Pendant plusieurs jours, j’ai suivi les événements sur les médias et j’ai attendu d’avoir des nouvelles de mes amis qui s’y trouvaient », explique Lucile Joly-Pottuz, enseignante-chercheure au laboratoire MATEIS1

Malgré les gestes appris et répétés pour des habitants pourtant accoutumés aux secousses sismiques, la magnitude de 9,1 n’était pas habituelle. Sous les tables, près d’un mur porteur ou agrippée dans l’encadrement d’une porte, la population a vu sa terre déplacée de deux mètres. Ce n’était que le début du cataclysme. Une heure plus tard, c’est une muraille d’écume qui s’est abattue sur la côte nord-est du pays : l’énergie libérée par le séisme a fait entrer la mer, en pleine terre. La marée boueuse avait tout balayé, se jouant des véhicules, des arbres et des immeubles sur son passage. Il fallait certainement de la chance pour survivre à ce moment-là : gagner les hauteurs à temps ou se trouver dans le bon bâtiment.

 

Un édifice couché sur le flan, arraché de terre par le tsunami.

Jean-Yves Cavaillé, enseignant-chercheur au laboratoire MATEIS et co-directeur français du laboratoire international associé ElyT-lab2, s’y était rendu après la catastrophe, inquiet pour ses collègues du Tohoku. « Plusieurs semaines avaient passé avant que nous puissions les rejoindre par avion. Sur place, les dégâts étaient effarants : il y régnait une atmosphère de fin du monde et le paysage était chaotique. Je me souviens d’un bâtiment couché sur le flan, qui avait été arraché à la terre par le flot de la vague. Il avait été déplacé d’une centaine de mètres », explique Jean-Yves Cavaillé, qui travaille depuis longtemps à structurer la coopération entre Lyon et l’université du Tohoku. 

Un cimetière de voitures, détruites ou rendues inutilisables par la catastrophe.

La malédiction ne s’en était pas arrêtée là. Un jour après le tsunami, c’est une vague de peur qui s’était abattue sur le pays : la centrale nucléaire de Fukushima avait vu trois de ses enceintes exploser, libérant leurs particules radioactives dans l’atmosphère. En surchauffe, les réacteurs n’avaient pas pu être refroidis par les dispositifs dédiés, ni par les moteurs diesel de secours endommagés par la vague haute de plus de quinze mètres. Depuis ce jour, « tenues anticontamination », « césium » et « radiations » sont devenus le quotidien des habitants de la région. « Je me souviens de l’ambiance, lourde, la première fois nous avions pu approcher de la centrale. Quand vous êtes sur place, vous êtes pris d’une certaine torpeur à l’idée de ce qu’ont vécu les Japonais. Les radiations sont invisibles mais très présentes à l’esprit. Tout ce qu’il y avait à voir, c’était un temps figé, et beaucoup de débris. Il y a des choses qui marquent, comme les employés en tenue de décontamination, la traversée des environs abandonnés dans la précipitation ou les enseignes de magasins qui ne tiennent plus qu’à un fil », se remémore Bernard Normand, aussi enseignant-chercheur au laboratoire MATEIS.

Le séisme a secoué les édifices et semé le chaos à l’intérieur des bâtiments, ici une école.

Toutes les télévisions du globe ne parlaient que de ça. La solidarité mondiale s’organisait et du côté de l’INSA Lyon, Lucile Joly-Pottuz portait une opération aussi utile que symbolique. « Il s’agissait de plier des origamis en forme de kabuto, le casque traditionnel des armures samouraïs et de les vendre au profit de la Croix-Rouge qui se chargeait de distribuer les fonds pour aider les sinistrés. Le kabuto est une forme d’origami, assez facile à réaliser qui représente bien la ville de Sendai dont le seigneur le plus important Date Masamune est connu pour son kabuto caractéristique. Avec l’aide de la direction des relations internationales, nous avions organisé cette opération, plié des origamis que l’on avait ensuite vendus sur le parvis d’un des restaurants du campus. Les étudiants et les personnels pouvaient les acheter pour les garder ou pour écrire des messages aux Japonais sinistrés », se remémore Lucile avec émotion.

Alors que la relation entre l’INSA Lyon et l’Université du Tohoku s’était intensifiée plusieurs années avant la catastrophe, les chercheurs lyonnais avaient aussi mis leurs compétences à profit. « On s’est demandé ce que l’on pouvait faire à cette époque. Nous leur avions proposé d’héberger une partie de leurs laboratoires chez nous, mais les Japonais voulaient rester sur place, pour réparer. Alors nous avons aidé à la réparation, avec nos moyens, soutenus par la Fondation INSA et l’Ambassade de France à Tokyo. Cette triple catastrophe touchait beaucoup de nos domaines de compétences : mécanique des fluides, matériaux, architecture et génie civil. Nous avions alors monté une série de workshops multidisciplinaires pour échanger sur les différents procédés et mettre en commun les techniques qui pouvaient aider à rebâtir des structures plus sécurisées », ajoute Jean-Yves Cavaillé, aujourd’hui professeur émérite. 

Depuis, les chercheurs lyonnais et japonais collaborent autour de leurs approches des risques naturels, foncièrement différentes. « Les séismes, le Japon sait très bien s’en prémunir, et c’est un pays dans lequel le risque est omniprésent. Le plus gros des préoccupations concernaient le tsunami : comment protéger les populations d’un danger si difficile à prévoir ? L’alerte annoncée trente minutes avant la vague, prévoyait trois mètres de hauteur. Elle en a fait plus de quinze. Aujourd’hui, le pays est confronté à un dilemme : construire des berges de trente mètres autour des côtés, ce qui ferait du territoire une prison, ou modifier les berges pour qu’elles puissent dissiper l’énergie de la vague si cela venait à se reproduire », explique le chercheur émérite.

La baie de Matsushima, dont les terres n’ont été que peu touchées
par la vague grâce à ses nombreux îlots.
(© Adobe Stock)

Aujourd’hui, dans les 20 kilomètres de la zone rouge autour de la centrale de Fukushima Daiichi, la nature a grimpé le long des façades des maisons épargnées. Personne n’est autorisé à y habiter. Seuls quelques konbinis3 ont réorganisé leurs rayons pour permettre aux 5 000 salariés de travailler quotidiennement au démantèlement de la centrale. « Contrairement à la centrale de Tchernobyl qui a été cloîtrée dans un sarcophage de béton, la centrale de Fukushima Daiichi doit être entièrement démantelée. C’est une prouesse scientifique et technique que personne n’a jamais tenté », annonce Bernard Normand.

Le chantier, colossal devrait prendre plus de 40 ans. Depuis les dix dernières années, la radioactivité encore présente dans les cuves, est contenue par un système de refroidissement continu. C’est ainsi que le projet international de recherche collaborative intitulé PYRAMID4 a vu le jour, il y a 4 ans. « Pour démanteler, il faut attendre une baisse significative de la radioactivité. Pour cela, de l’eau est injectée dans le cœur des réacteurs en continu, puis stockée. Mais comme tout système de refroidissement, les tuyaux peuvent se corroder et fuir. En parallèle du système de gelée des sols mis en place pour éviter une quelconque contamination du sol et des nappes, l’équipe du projet PYRAMID, piloté du côté français par Philippe Guy enseignant-chercheur au laboratoire LVA5, s'est penchée sur les phénomènes de suivi de la corrosion des canalisations. Le consortium a développé des outils de suivi et à l’heure actuelle, nous avons quasiment terminé ce développement, notamment grâce à l’implication des experts en contrôle non-destructif de l’INSA Lyon. C’était notre pierre à l’édifice », enchaîne-t-il. « Modeste, la pierre, au regard de l’investissement de nos collègues et amis japonais », tient à préciser le chercheur à la tête de l’équipe « Corrosion et Ingénierie des surfaces » du laboratoire MATEIS. D’ici quarante ans, le Japon espère pouvoir évacuer les 900 tonnes de débris nucléaires emprisonnés dans le fond des cuves : un calendrier « très serré » selon les trois chercheurs qui s’accordent néanmoins à souligner l’impressionnante mobilisation des Japonais sur la question du démantèlement. 

Entre résilience et adaptation aux milieux sévères, la frontière est mince. Jusqu’où l’Homme sera-t-il capable d’aller, l’histoire de Fukushima ne le dit pas encore. En attendant, c’est à ce lieu où le temps semble figé, qu’il tente petit à petit de redonner vie à « l’île du bonheur6 ». 

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[1] Matériaux Ingénierie et Sciences (INSA Lyon/CNRS/Université Lyon 1)
[2] Engineering Science Lyon – Tohoku research network (CNRS/INSA Lyon/ECL/Université Lyon 1)
[3] Les konbinis sont des commerces de proximité, au Japon.
[4] Le projet PYRAMID est un projet international de recherche collaborative (PRCI), qui réunit des laboratoires publics français (MATEIS, LVA, CEA) et japonais (IFS et GSE à l'Université de Tohoku, GSST à l'Université Gunma), une Unité Mixte Internationale (ELyTMaX),et le CRIEPI, fondation de recherche à but non lucratif, soutenue par l'industrie électrique japonaise.
[5] Laboratoire de vibration et acoustique (INSA Lyon)
[6] Du japonais 福島, Fukushima, littéralement 福 fuku, « bonheur, fortune », et 島, shima, « île », c’est-à-dire « île du bonheur ou de la fortune ».